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Le mystère Chris Ware, quelques mots sur la dernière séance d’Au loin s’en vont les images de Benoît Peeters au Centre Pompidou.

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Affiche d'Au loin s'en vont les images dessinée par François Schuiten

Dans le cadre du cycle de conférences-débats Au loin s’en vont les images de Benoît Peeters au Centre Pompidou, l’auteur de bande dessinée Chris Ware (auteur de Jimmy Corrigan, prix d’Angoulême du meilleur album 2003) était l’invité d’exception de la dernière séance, ce vendredi 9 décembre. La grande salle était pleine, pleine d’un public largement « jeune », la moyenne d’âge ne devant pas dépasser vingt-cinq ans.

La séance commence par une projection d’un documentaire de 26 minutes sur le travail de Chris Ware, Chris Ware, un art de la mémoire réalisé par Benoît Peeters. La salle regarde cette présentation intime d’un homme au travail dans la banlieue de Chicago. Le corps élancé, gauche, Chris Ware, lunettes rondes, fixe l’objectif de la caméra et exprime son désarroi de laisser le « temps couler entre ses doigts ». Le dessinateur se présente comme un homme dépressif, qui passe de longues journées à dessiner, seul, son méticuleux travail.

La salle rit, à plusieurs reprises, devant cet homme qu’on découvre – pour beaucoup pour la première fois – avoir une vision de lui-même et de son travail en opposition totale avec le monde universitaire et bédéphile qui le place déjà au Panthéon de la Bande Dessinée. Nous n’aurons pas les clefs de la puissance démiurgique de l’auteur dans ce petit documentaire comme on pouvait la deviner et la déceler dans le Mystère Picasso d’Henri-Georges Clouzot (1955). Nous voyons un homme qui semble détaché de son travail, un grand artiste malgré lui. Si la séance s’appelle « Chris Ware inventeur », incontestablement elle aurait pu s’intituler « Le mystère Chris Ware ».

Chris Ware au travail, extrait du film de Benoît Peeters

A la fin de la projection la salle applaudit et comme si le film nous avait rapprochés de cette personnalité opaque, dès que Chris Ware s’installe sur sa chaise face au public, les applaudissements redoublent d’intensité. Il y a une atmosphère surréaliste qui plane dans la salle, ce public parisien, français, qui applaudit chaleureusement un auteur de bande dessinée américain, presque inconnu en France il y a quelques années. Il est le premier surpris. Il y a des moments comme ceux-ci où on ne donnerait sa place pour rien au monde, un moment où on sent qu’une page de l’histoire de l’art est en train de s’écrire, où on assiste à l’histoire immédiate. En effet, c’est ici le ton de la séance, Benoît Peeters est entouré de Jacques Samson (spécialiste de la bande dessinée, coauteur avec Benoît Peeters de Chris Ware, la bande dessinée réinventée) et de Walter Hus (compositeur, qui présente en avant-première une musique de son futur opéra basé sur l’œuvre Lint de Chris Ware). Ware est au centre, gauche et taciturne, il ne prend la parole que pour exprimer le fait qu’il se sent idiot d’être ici, devant ce public, et de devoir entendre parler de son œuvre. « Vous me faîtes plus intelligent que je ne le suis ! ». La salle rit à nouveau. Dès lors se met en place une sorte de faux malaise, on sent que deux mondes se rencontrent et se télescopent : celui des analystes et celui de l’artiste, ce dernier incapable d’expliquer pleinement son travail.

Chris Ware reste muet pendant les interventions de Benoît Peeters et de Jacques Samson. Si la présentation de ce dernier, sur une œuvre encore non traduite Building Stories ouvre des portes analytiques, notamment sur l’utilisation exceptionnelle et révolutionnaire de la planche et de l’espace chez Chris Ware, plus surprenante est celle de Benoît Peeters.

Planche extraite de Building Stories de Chris Ware

Planche extraite de Building Stories de Chris Ware

Lorsqu’on lit de la bande dessinée, on se rend vite compte que, contrairement au Cinéma, le neuvième art n’a pas d’histoire proprement dite, en ce sens qu’elle n’a pas une trame évolutive temporelle qui place les auteurs les uns par rapport aux autres. L’écriture de l’histoire de cet art est précisément en cours, inaugurée par les travaux de Peeters mais aussi de Thierry Groensteen. Une exposition comme Archi et Bd, la ville dessinée présentée à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine en 2010, dans une scénographie linéaire et chronologique, proposait elle aussi une lecture et une écriture de l’histoire de la bande dessinée. Ainsi, on sent un engouement, une vague historicisante de la bande dessinée ces dernières années, la volonté de baliser les courants et les changements de cet art pour mieux le rendre légitime. Teinter d’intelligence et de science un art qu’on a longtemps rangé dans ses toilettes.

Ce qui était donc intéressant, dans l’intervention riche de Benoît Peeters, se fut sa manière lapidaire (par manque de temps) de redonner en résumé l’histoire maintenant convenue et « acceptée » du neuvième art. Par le biais d’une présentation illustrée, on passe du Monsieur Pencil de Rodolphe Töpffer à Little Nemo in Slumberland de Winsor McCay puis à Hergé et à Art Spiegelman (maître de Chris Ware)… Au bout de ce fil chronologique apparaît une planche de Chris Ware, nous avons rejoint le présent, l’histoire de la bande dessinée immédiate. Dès lors, par cette présentation, Peeters intègre le travail de Chris Ware au côté des grands noms, il est le « nouveau » Hergé ou le « nouveau » McCay. Benoît Peeters termine son intervention par une phrase sans sous-entendus, pleine d’un adoubement sans pareil : « Alors oui Chris, il faut le dire, il y a un avant et un après Chris Ware ». Ce dernier, liquide sur sa chaise rit d’un rire gêné, remercie humblement et reste sans voix. Tout est dit ou presque de cette écriture nouvelle d’un art, de sa mise en contemporanéité, de la création in tempore d’un Nom et d’une révolution ; dans cette unique phrase de Benoît Peeters on ne peut qu’être marqué par cette poussée historisante, chronologique : un avant et un après.

C’est donc, pour terminer ces quelques mots, cette remarque qui, je trouve, caractérise le pêché occidental de l’écriture de l’histoire d’un art, ce souhait qu’on pense légitimant de placer dans le fil d’un temps balisé des points, des marqueurs (ici des auteurs) qui modifient et qui structurent l’instructurable. On voit cette même impulsion dans la dernière exposition au Grand Palais qui porte un nom révélateur : Game Story, une histoire du jeu vidéo (du 10 novembre 2011 au 9 janvier 2012). A la sortie de cette séance on est mitigé, entre la sensation d’un art en cours de fixation et le souhait intime d’avoir participé à un moment, oui il faut le dire, historique.


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